Une bonne petite bouchée

Le resto occupe le premier étage d'une bâtisse ottomane comme il y en a quelques unes à Ramallah. Sorte de blockhaus de garnison où, avec le passage du temps, la vie s'est fait une place: fils électriques, téléphoniques, fils à étendre le linge percent les murs, serpentent sur la pierre et bourgeonnent en plein air: champignons satellites, fleurs de lingerie fine et colorée, s'exposent au soleil.

Dedans, il fait tout de suite plus froid. L'espace est grand, impossible à chauffer quand le vent s'infiltre. Les plafonds sont hauts, le cliquetis d'une cuillère qui tourne dans un verre de thé résonne dans la grand salle; A., le tenancier, s'installe à ma table et nous récrivons l'histoire du blockhaus ottoman.


Il me montre une photo, la
photo du rond-point de Manara, centre de Ramallah: ce sont les années 30 je crois, il y a là une voiture, une, et quelques silhouettes éparses qui semblent tourner en sens inverse.

- En ce temps là, me dit A., il y avait plus de solidarité entre nous.

- Que veux-tu dire?

- Oui, du temps de ma grand-mère, on partageait tout. Quand il n'y avait pas assez à manger pour nous tous, elle disait toujours:

 

 

لكمة هنية بتكفي مئاة!

 

Une bonne petite bouchée
  Nourrit cent affamés!


- Aujourd'hui, poursuit A., nous sommes devenus individualistes. Chacun suit ses propres intérêts, il n'y a plus de solidarité, plus de sens commun.

Après quelques minutes arrive M, garagiste. Il est autour de midi. A trois, nous dissertons encore sur les ravages de l'individualisme en Palestine, puis à quatre quand F, qui s'était d'abord cantonné dans un coin du blockhaus, mais suivait la discussion attentivement, finit par s'attabler lui aussi.

- Eh oui par Dieu (en montrant la photo du rond point de Manara, au centre de la table), ça oui c'était la belle époque!

- On formait un peuple, on se soutenait, on s'aidait.

-On partageait tout!

A., qui avait disparu, revient soudain à notre table. Il y dépose un grand plat de riz, avec de beaux morceaux de viande, un bol de yahourt, des tranches de pain.

- Je vous en prie, dit-il.

Et voilà que nous mangeons tous au même râtelier, en se faisant des politesses, en s'offrant les meilleurs morceaux de viande, en laissant enfin le silence des repus signifier à A. le plus explicite des merci, qui retentit, presque solennel, dans le vide et le froid de la grand salle, comme une fausse note dans ce monde, paraît-il, si individualiste.
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