Mushkile

- Ca ne va pas, il faut tout reprendre. Tout reprendre.

Je rougis. De honte et d’embarras. Quelques minutes auparavant un journaliste m’avait dit qu’il publierait tel quel mon article dans l’édition du lendemain. Mais pour Rachid ce que j’avais écrit était inacceptable. Rachid, écrivain libanais, avait tenu une conférence le soir du 10 septembre 2001 à Genève.

J’étais journaliste stagiaire au quotidien Le Temps. Je le rencontrai après la conférence dans une pizzeria du quartier des Pâquis. Malgré quatre ans d’études arabes, je ne connaissais pour ainsi dire rien ni du Liban, ni de ce que l’on appelle « le monde arabe ». Rachid me parla de sa jeunesse et de son combat parmi une milice chrétienne libanaise pro palestinienne.

En tant que jeune journaliste mais aussi en tant que bonhomme suisse, sans aucune idée de ce dont était fait l’univers de Rachid, je commençais à peine à percer l’étoffe épaisse de la « complexité » de cet univers, à laquelle venaient se greffer d’autres vocables encore : « situation », « question », « conflit », « problème » : mushkile, en arabe. Sans doute un des mots les plus usités, d’ailleurs. Durant sa conférence, Rachid avait parlé de la « situation » du Liban. Je notai. Je passai la nuit à préparer mon article.

Le lendemain, Rachid avait lu mon brouillon d’article à paraître dans Le Temps. Nous nous rencontrâmes dans le hall de l’hôtel Cornavin, à deux pas de là où le capitaine Haddock et Tintin eurent une altercation avec les agents secrets bordures.

- Ca ne va pas, il faut tout reprendre. Tout reprendre.

- Mais c’est pourtant ce dont nous avons parlé hier…

- Pas exactement. Il y a des choses que tu as comprises de travers, d’autres dont je préfère qu’elles ne soient pas publiées.

La feuille qu’il avait devant lui était recouverte d’annotations marquées en rouge. Tout, pratiquement tout, passa à la trappe, des « questions » relatives à la « situation » des chrétiens libanais à la « paix » avec Israël, tout, y compris la « question » des attentats suicide. - Tu ne comprends pas, on ne peut pas publier ça ainsi, cela trahit ma pensée, la manière dont les choses sont assemblées, cela ne correspond pas à ce que je t’ai dit.

Je retournai au journal, penaud. L’article était devenu plat. Il n’y avait plus de « conflit », plus de « solutions », plus de « persécutions », plus d’attentats suicides. Je m’assis devant mon écran d’ordinateur, sceptique, je réfléchis quelques instants, me demandai comment récrire tout cela, quand un journaliste cria soudain derrière mon dos :

- Vous savez pas quoi ? Un avion vient de s’écraser contre le World Trade Center !

- mushkile.

Deux jours plus tard j'étais contraint d'écrire un papier sur les psychologues suisses envoyés au secours des membres de l'ambassade suisse à New York et des nombreux suisses habitant la ville traumatisée.
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