Accordez vos violons!

Youssef m’attendait dans son bureau du journal Tishreen, à Damas. C’était le mois de novembre 2001.
 
Je dus laisser ma carte d’identité à la réception où on me posa plein de questions générales sur comment j’aimais la Syrie, son peuple, ses paysages, et trois essentielles : nom, nationalité, raison de ma visite.
 
Je m’intéressais au travail de journaliste en Syrie. A cette époque-là, de nombreux nouveaux journaux paraissaient et beaucoup y voyaient un signe d’ouverture du pays. Youssef jouissait d’une grande expérience en tant que journaliste et intellectuel. Il me parla à voix basse. J’osai à peine lui poser mes questions : censure ? obstacles ? tabous ?
 
Pour couvrir nos propos, Youssef mit un disque et augmenta le volume. C’était de la musique classique, du Beethoven. Elle flotta dans la salle, comme la fumée des autres journalistes qui partageaient son bureau. Et qui nous regardaient.
 
- On peut tout dire, me dit Youssef en chuchotant. Il y a toujours un moyen de parler, d’écrire, malgré la censure. Tu entends cette musique ? C’est Yéhudi Menuhin qui joue. Quand il est mort, j’ai écrit un article sur le grand artiste qu’il fut. Je n’ai pas écrit qu’il était juif : je m’en foutais. J’ai parlé de la liberté et de la paix qu’inspirait sa musique.
 
L’article a filé entre les ciseaux du censeur et a paru dans la presse gouvernementale. Il était, en ce temps-là du moins, impossible de trouver un seul disque de Leonard Cohen chez les disquaires de Damas. Je suis reparti de chez Youssef avec en poche une copie d’un concerto pour violon interprété par Yéhudi Menuhin.
 
Quand je suis arrivé à Ramallah en février 2008, Daniel Barenboïm venait de diriger son orchestre de musiciens palestiniens et israéliens à Ramallah. Son engagement pour la paix a valu à Barenboïm la nationalité palestinienne.
 
Entre mon entrevue avec Youssef à Damas et le concert de Barenboïm à Ramallah, plus de six ans se sont écoulés. Un mur de séparation a été construit en Palestine. Des attentats suicides ont été commis. Des colonies construites. Des villes assiégées. Tous les plans de paix sabordés.
 
Heureusement la musique continue de faire voler en éclat les verrous, et de nourrir un espoir.

P.S. Voir la dernière interview de Barenboim avec la BBC (HARDtalk):
news.bbc.co.uk/2/hi/programmes/hardtalk/7238626.stm

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